Les Cahiers du CTDEE donnent la parole aux enfants dans le numéro spécial “Retirada” intitulé “L’exode d’un peuple” (décembre 2018, n° 10)

Les Cahiers du CTDEE donnent la parole aux enfants, pour la date anniversaire de la “Retirada”, des 10 ans du CTDEE et des 5 ans de la revue.

La revue Les Cahiers du CTDEE  est éditée par le Centre Toulousain de Documentation sur l’Exil Espagnol, fondé en 1988 par des exilés espagnols et leurs descendants. Cette association a pour objectif de regrouper et d’archiver tous les documents qui lui sont confiés relatifs à l’activité des réfugiés politiques espagnols à Toulouse et sa région à partir de 1939. Le fonds documentaire ainsi constitué est accessible au public et aux chercheurs pour en permettre la consultation et l’étude. Il est mis en valeur par des expositions et les Cahiers du CTDEE.

Mêlant histoire de l’Espagne révolutionnaire, histoire  de l’exil et des combats que continueront à mener ceux qui ont pu échapper à Franco, les Cahiers du CTDEE sont écrits par des personnes qui ont vécu ces exils ou leurs descendants. À ce jour, 10 numéros sont  parus :

Depuis le premier numéro, le peintre Joan Jordà est la signature graphique des Cahiers du CTDEE. Et pour ce numéro spécial des 80 ans de la “Retirada”, les Cahiers du CTDEE ont fait appel à une autre facette de sa création, “La Retirada 1939″, premier mémorial officiel dédié à l’exode. Il est érigé au jardin Nougaro, avenue des Minimes, à Toulouse. La partie centrale de l’œuvre, reprise en couverture, fait explicitement référence à une photographie dramatiquement célèbre, à ceci près que Joan Jordà n’a pas voulu ajouter du malheur au malheur. Il a donc représenté la petite fille dans son intégrité, avec ses deux jambes.

Mémorial “la Retirada” Joan Jordà

Pourquoi ce titre ? Contemporain de la “Retirada″, Louis Llech, commerçant perpignanais et cinéaste amateur, va filmer avec Louis Isambert cette migration. Son documentaire : “L’exode d’un peuple, Février 1939″, rend compte de la situation dans le Roussillon. C’est à lui qu’est emprunté le titre de ce recueil de témoignages.

Pour rappel, bien que cet exode ait commencé pour certains dès 1936 et que sa fin tragique ait été prévisible, la France officielle se trouve surprise par l’arrivée de centaines de milliers d’Espagnols républicains, soldats, hommes, femmes et enfants. Un véritable “tsunami”, une situation inédite tant pour l’histoire de l’Espagne que pour l’histoire de la France, largement étudiée et dénoncée: “Les camps sur la plage : un exil espagnol”, “Camps du mépris. Des chemins de l’exil à ceux de la résistance. 1939-1945”, “Les barbelés de la honte”, “Camps d’étrangers”…

Dans l’introduction, le Comité de lecture précise: “Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de commémorations ritualisées de ce moment de l’histoire, des Mémoriaux ont été créés, des plaques et des monuments sont érigés. Pour cette date anniversaire, qui marque aussi les 10 ans du CTDEE et les 5 ans des Cahiers, nous avons voulu donner la parole aux enfants et aux jeunes de 1939. Ils sont aujourd’hui âgés, il fallait recueillir leurs souvenirs”.

Ainsi ces  personnes ont été sollicitées en leur proposant de mettre en forme leurs souvenirs, qu’ils fassent part des conditions de départ d’Espagne, celles de l’accueil en France puis les péripéties de la vie familiale d’exilés jusqu’à un semblant de stabilisation: “Nous avons trouvé un accueil reconnaissant à l’idée de pouvoir dire- parfois avec l’aide des enfants ou des petits-enfants- des souvenirs lointains mais prégnants”.

La première partie de ce Cahier, intitulée “La parole aux enfants. 80 ans après, se souvenir encore” est donc composée de 33 témoignages inédits, un panel exceptionnel dans sa diversité, celle de l’âge des enfants en 1939 comme celle des provinces d’origine en Espagne et des itinérances en France:

  • Beatriz AGUADO, née en 1928 à Pamplona
  • Jean Liberto ANDREU, né en à Tortosa (province de Tarragona)
  • Plácida ARANDA, née le 01/11/ 1926 à Segura de los Baños (province de Teruel)
  • Rogelia ARISÓ, née le 15/04/1924 à Albalate de Cinca (province de Huesca)
  • Josefina ARNAL MUR, née en 1934 à Angüés (province de Huesca)
  • Diana et Floreal BUIL, nés en 1931 et 1934 à Abiego (province de Huesca)
  • Gladis CARBALLEIRA, née le 23/07/1937
  • Ángel CASUSO GÓMEZ, né en 1932 à Santander
  • César CASUSO AGUIRRE, né en août 1936 à Santander
  • Nuria CORNET, née en 1932 à Sabadell (province de Barcelona)
  • Aurora DÍEZ, née le 25/07/1937 à Santander
  • Francisco GALLARDO, né en 1938 à Badalona (province de Barcelona)
  • Juan et Obdulia GÓRRIZ, nés en 1932 et 1933 à Belchite (province de Zaragoza)
  • Luis GUILLOU, né en 1929 à Llavorsí (Val d’Aran-province de Lérida)
  • José et Joaquín JAVIERRE, nés en février 1929 et septembre 1935 à Binaced (province de Huesca)
  • Joan JORDÀ, né en septembre 1929 à Sant Feliu de Guíxols (province de Gerona)
  • Víctor José LÓPEZ BARBANTES, né le 21/11/1937 à Barcelona
  • Vida MANSÓ, née le 1/10/1937 à Argentona (province de Barcelona)
  • Amelia MARCELLÁN MARTÍNEZ, née le 07/09/1930 à Huerto (province de Huesca)
  • Primavera MATEO, née le 21/03/1936 à Barcelona
  • Dante MONTANÉ, né le 27/04/1934 à Falsel (province de Tarragona)
  • Amada PEDROLA VALERO, née le 19/05/1937 à Barcelona
  • Ramón PÉREZ, né en 1930 à Bilbao (province de Vizcaya)
  • José PINEDA RODRÍGUEZ, né en 1930 à Almodóvar del Río ( Córdoba)
  • Manuel RODRÍGUEZ GORDILLO, né le 19/07/1936 à Granja de Torrrehermosa (province de Badajoz)
  • Avelina RONCHERA MARGALEF
  • José SÁNCHEZ BERMUDES, né le 4/05/1932 à El Gastor (province de Cádiz)
  • Berta SANZ, née le 25/01/1935 à Barcelona
  • Armonía SUBIRATS, née en mai 1933 à Mas de Barberáns (province de Tarragona)
  • Enrique TAPIA HERRERO, né le 15/11/1938 à Los Alcázares (province de Murcia)
  • Mercedes TERRATS, né le 25.05/1930 à El Villosel (province de Lérida)
  • Ángel TOMÁS
  • Liberto VILLAGRASA, né en 1937 à Bujaraloz (province de Zaragoza).

Dans la deuxième partie de la revue intitulée “Traces” sont reproduits des extraits de quelques ouvrages traitant très exactement du thème choisi par ces Cahiers:

  •  Véronique OLIVARES, Mémoires espagnoles- L’espoir des humbles, Ed. Tirésias, Paris, 2018.
  •  Caroline LEGENDRE, Les réfugiés espagnols dans l’Eure et la Seine-inférieure- : l’hébergement des populations réfugiées de la guerre d’Espagne de 1937 à 1940, Mémoire de maîtrise d’Histoire contemporaine, Direction Michel Pigenet, Université de Rouen, 1998.
  •  Miguel MARTÍNEZ LÓPEZ, Casbah d’oubli- L’exil des réfugiés politiques espagnols en Algérie (1939-1962), Ed. L’harmattan, Paris, 2004.
  • Henri MELICH, À chacun son exil- Itinéraire d’un militant libertaire espagnol, Ed. Acratie, La Bussière, 2014.
  • Manuel SANTOS, Pascale MALEVERGNE, AméliaUne vie, deux guerres, Ed. Mare Nostrum, Perpignan, 2013.

Ces 5 ouvrages donnent donc la parole à d’autres enfants de la “Retirada”:

  •  Marina AGUAYO, née le 6/07/1928 à Madrid
  • Antonio CASCAROSA, né le 1/05/1926 à Belver de Cinca (province de Huesca)
  • Miguel MARTÍNEZ LÓPEZ, né le 29/10/1931 à Valencia
  • Henri MELICH, né en novembre 1925 à Esplugas de Llobregat (province de Barcelona)
  • Acracia PASCUAL, née le 10/02/1933 à Serra d’Almos (province de Tarragona)
  • José SANGUENIS, né le 28/02/1927 à Barcelona
  • Manuel SANTOS, né le 31/1/1939 à Barcelona
  • Víctor SANZ, né en 1934 à Torrevelilla (province de Teruel)

La troisième partie,  “Reflet, les réfugiés dans le regard d’un jeune français”, un français du même âge et qui a connu ces exilés depuis ce versant-ci des Pyrénées, le chanteur, écrivain et conteur Henri Gougaud dit comment il a découvert ces Espagnols “de l’Exil et du vent”.

Les Cahiers se terminent par un document inédit, un journal d’exode: “Peripecias de un refugiado“. Il s’agit de l’itinéraire d’un homme qui part d’Esplugas de Llobregat (à côté de Barcelona), le mercredi 25 janvier 1939 pour aboutir le dimanche 1er octobre à Guercheville, en Seine-et-Marne. C’est le récit d’exode de Marcelino Perich.

Ce que l’on ressent très fort, à la lecture de tous ces témoignages, c’est qu’il s’agit souvent pour eux de la poursuite d’un combat. Quarante ans de dictature et quarante ans de démocratie n’ont pas épuisé la force de résistance d’hommes et de femmes qui veulent encore qu’on leur rende justice.

Comme par exemple le témoignage, pages 23 à 26 des Cahiers, de Josefina Arnal Mur, née en 1934 dans le village d’Angüés, rencontrée aux Jornadas  Republicanas de Huesca, organisées par le Círculo Republicano “Manolín Abad” de Huesca (CRMAH).

Josefina présente d’abord sa famille, qui habitait à Angüés, petit village de l’Aragon, à une vingtaine de kilomètres  de Huesca: son père José, ouvrier agricole et sa mère Clementa, les nombreux enfants, José en 1910, Román en 1912, Elena en 1915, décédée à l’âge de 13 mois, Patrocinio, décédé à l’âge de 3 ans, María en 1919, Martín en 1921, Martina en 1923, Gregoria en 1925, décédée à l’âge de 15 mois, Francisco en 1929 et Josefina, la petite dernière en 1934. La misère. Les deux frères aînés sont allés travailler très tôt, ils ont quitté l’école à 13 ans mais ils ont suivi l’enseignement de Don Damaso, un instituteur rationaliste extraordinaire qui leur avait donné le goût du savoir et de la lecture. Ils s’intéressent aux questions sociales et politiques et adultes, ils militent au syndicat anarcho-syndicaliste et reçoivent dès les années 1932-1933 des livres et des journaux comme Solidaridad Obrera qu’il fallait cacher comme les photos d’Elisée Reclus et de Louise Michel.

Après le coup d’état franquiste, les fascistes sont venus au village faire une rafle, bien renseignés par le curé du village, une quarantaine de vecinos sur un village d’environ 1000 habitants: José est arrêté le 24 juillet 1936 et passé par les armes le 8 août 1936. C’est le tour de Román deux jours plus tard, il est emprisonné à Huesca et fusillé devant le mur du cimetière des Mártires de Huesca le 11 janvier 1937. Une période très difficile pour sa  maman  dit Josefina:” Elle ne mangeait plus, même pas les quelques grains de raisin que mon père lui rapportait de la vigne dans l’espoir de la voir se nourrir un peu. Finalement, je crois qu’elle a senti que sans elle les autres enfants seraient à l’abandon et peu à peu elle s’est reprise.”

Josefina (4 ans), Martina (14 ans) et Francisco
(9 ans) lors de l’exode en Catalogne, village proche Figueiras

En mars 1938, tout l’Aragon tombe aux mains des fascistes et il faut partir. Le voyage dure un mois et demi, à pied avec une petite charrette et un âne, une épreuve pour Josefina, petite fille de 4 ans ; la faim, les bombardements jusqu’à Fortiá, près de Figueras, une collectivité de la CNT où les familles ayant fui le front sont hébergées dans une église inoccupée.

La Catalogne tombe à son tour, il faut marcher 30 kilomètres à pied, coucher dehors car la frontière est fermée, avec une foule agglutinée et apeurée par les bombardements. La famille Arnal Mur franchit la frontière le 29 janvier 1939 avec Martín qui les a rejoints après avoir conduit un groupe à Luchon en passant par la vallée de Bénasque en 1938. Il y a là la population civile et les soldats républicains qui se replient.

Sitôt passée la frontière, au Boulou, la famille est séparée: Martín est envoyé directement au camp d’Argelès-sur-Mer, le père de Josefina expédié dans le Nord de la France pour travailler sur le canal de la Somme. À la gare de Toulouse, la mère de Josefina s’aperçoit horrifiée qu’elle a oublié dans le train une petite valise qu’elle conservait très précieusement dans laquelle se trouvaient tous les souvenirs de ses deux fils assassinés (des photos, leurs papiers militaires, la petite boîte en bois qui leur servait de tire-lire commune). Téméraire, Martina remonte dans le wagon et voilà que le train repart, l’emportant avec  la valise, encore une épreuve de séparation. Ce n’est que bien des semaines plus tard que Martina va pouvoir rejoindre sa famille à Lisle-sur-Tarn.

Josefina (au 2ème rang en bas) avec le groupe de réfugiés à Lisle-sur-Tarn en 1939, essentiellement femmes et enfants

Les premiers mois en France sont difficiles, à Lisle-sur-Tarn, avec un groupe de 60 à 100 personnes entassées dans une maison du village, de la paille par terre, pas de toilettes… Puis petit à petit, les familles sont relogées rue du Port qui va devenir  “la rue des Espagnols”. Francisco va à l’école primaire et Josefina à l’école maternelle du village. Et grâce aux organisations qui s’occupent du regroupement des familles, Josefina retrouve son père au bout de 6 mois.

C’est la guerre en France et la famille de Josefina va continuer à vivre pleinement ses valeurs de solidarité , recevoir des gens du maquis malgré les visites intempestives des gendarmes ; son frère Martín  rejoint le maquis puis va devenir  guerrillero dans le Haut-Aragon et passeur officiel de la CNT.

Quant à son père, il meurt le 3 octobre 1944, de congestion pulmonaire, épuisé par le travail et  toutes les épreuves…

En 1945, Josefina a 11 ans, et comme tous les enfants, elle va à l’école de la République. Comme beaucoup de réfugiés, elle garde en mémoire les personnes bienveillantes qui les ont aidés, gens ordinaires, assistantes sociales et souvent des instituteurs et institutrices…Elle va aussi en colonie sanitaire, 9 mois de juillet 1947 à mai 1948 et 6 mois en 1950, encore une épreuve de séparation.

Josefina Arnal Mur, Anita Buisset et Marie Le bihan, maison natale Josefina à Angüés, 14 avril 2019
Hommage du CRMAH à Martín Arnal Mur, 28 mai 2017,
Placeta Garriga, Angüés

Cependant, aujourd’hui, lorsque Josefina la combattante nous transmet son histoire familiale à Angües, devant sa maison natale réquisitionnée par le gouvernement franquiste , devant les abris où on se réfugiait pendant les intenses bombardements de la Guerre d’Espagne, devant le monolithe Placeta Garriga (inauguré le 19 avril 1987 en hommage aux vecinos anguësinos assassinés dont les deux frères de Josefina, José et Román Arnal Mur), on ne peut que se sentir profondément émus, concernés et interpellés par la vitalité de son témoignage et la force de son engagement toujours intact.

 

 

Marie Le bihan

 

 

Bibliographie:

Martín Arnal Mur y Raúl Mateo OtalMemorias de un anarquista de Angüés en la República, la revolución y la guerrilla

Víctor Pardo Lancina y Raúl Mateo Otal, Todos los nombres. Víctimas y victimarios (Huesca 1936-1945)

Toño Moliner Larré, “Nunca hemos oído pedir perdón“, Ed. CRMAH

Liens avec le  site du Círculo Republicano “Manolín Abad” de Huesca , articles sur l’importante activité des associations mémorielles aragonaises et Martín Arnal Mur

http://republicahuesca.blogspot.c

https://www.casadevelazquez.org/recherche-scientifique/chercheurs/anelie-prudor/

http://losdelasierra.info/spip.php?article535

http://www.diariodelaltoaragon.es/NoticiasDetalle.aspx?Id=1164205

« Ces morts demandent justice ! »