Février 1940, il y a 80 ans… des camps du Midi au pied du château (II)

Suite de notre article sur l’arrivée des Républicains espagnols à Brest

L’arrivée à Brest

Placé en « état de siège », Brest, grand port militaire français, engage plusieurs chantiers. Parmi ceux-ci, la construction d’ateliers et de hangars pour hydravions au terre-plein du Château, pour le compte de la Marine nationale (1). L’appel à l’utilisation de la main-d’œuvre étrangère disponible sur le sol français est vivement encouragé par le gouvernement: « Il importe donc au plus haut point d’utiliser, complètement, la main-d’œuvre étrangère actuellement en France, en particulier les réfugiés espagnols, sous réserve des précautions de police qui sont à prendre dans certains cas, (ils) constituent un appoint qu’il faut considérer comme précieux… » (1) Charles Pomaret, Ministre du Travail aux Préfets, 13 janvier 1940.

Courrier de Charles Pomaret, Ministre du Travail aux Préfets, Paris 13 janvier 1940 (archives ville de Brest)

Si les entreprises s’engouffrent dans cette opportunité, les autorités locales, quant à elles, accueillent ces transferts de main d’œuvre avec beaucoup de réticences.

Deux entreprises au moins ont recours à l’utilisation des « réfugiés espagnols dans les camps de concentration du sud de la France », l’entreprise Dodin et la Société Brestoise de Construction. Ainsi, entre janvier et février 1940, ces deux entreprises font venir à Brest plus de 200 travailleurs espagnols issus des camps de Cerbère et d’Argelès-sur-Mer (1): 128 pour l’entreprise Dodin et 115 pour la Société Brestoise de Travaux Maritimes.

Liste des Espagnols employés par l’entreprise DODIN, Brest, février 1940 (archives ville de Brest)

Ces recrutements effectués en plusieurs phases procèdent d’un recrutement collectif comme en témoigne le courrier du Sous-Préfet de Brest au Préfet du Finistère du 5 février 1940 : les groupes sont « munis d’un sauf-conduit général, délivré par la Préfecture des Pyrénées orientales » (1), ils concernent sans doute comme le décrit Antonio Muñoz Zamora (2) des membres de CTE et probablement d’ailleurs de la même.

Extrait de “Mauthausen 90.009”

Le témoignage d’Antonio Muñoz Zamora (2), les documents consultés aux archives municipales de Brest (1) restent muets sur les conditions précises de travail de ces ouvriers espagnols. En revanche, ces documents nous renseignent sur leur identité et surtout sur l’accueil que les autorités locales leur ont réservé.

La situation brestoise est particulière, les administrations civiles (Préfet, Sous-Préfet, Maire de Brest) et militaires (Préfet Maritime, Gouverneur de la Place) se partagent l’autorité sur le territoire. À ce titre ces différentes entités s’emploient à faire appliquer la politique décidée par l’État. Une gageure pour ces autorités car elles sont tiraillées entre l’opportunité, la nécessité économique affirmée par le gouvernement d’utiliser cette main-d’œuvre et la défiance, la méfiance qui entoure ces républicains espagnols, jugés « suspects », « dangereux », au total des fauteurs de troubles potentiels qu’il importe d’isoler de la population locale.

L’étude des courriers échangés entre les différentes autorités brestoises est sur ce point révélatrice, une question larvée d’inquiétudes préside tous ces échanges : quel statut accorder à cette main-d’œuvre ? Ces travailleurs doivent-ils être considérés comme tous les autres travailleurs, libres de leurs mouvements, de faire venir leur famille, etc… ou doit-on leur appliquer un régime d’exception, de liberté surveillée, d’encadrement policier ou militaire…?

La réponse des autorités est sans ambiguïtés et fait consensus.

Cette main-d’œuvre doit faire l’objet d’une sélection: « …sous réserve que ces ouvriers soient choisis parmi ceux faisant l’objet de renseignements favorables de la part des autorités militaires et que leur conduite et leur moralité n’aient jamais fait l’objet de renseignements défavorables… » (1) Sous-Préfet de Brest, 15 février 1940.

Courrier du Sous-Préfet de Brest, 15 février 1940 (Archives ville de Brest)

Ces ouvriers doivent être isolés de la population locale : « …d’accord mais en insistant pour que toutes mesures soient prises pour que les réfugiés espagnols ne puissent se mélanger à la population civile et qu’ils soient placés sous la surveillance de l’autorité militaire… » (1) Sous-Préfet de Brest, 15 février 1940, annotation au crayon du Sénateur-Maire de Brest.

Ces travailleurs sont regroupés dans un camp sous surveillance militaire : « …les ouvriers espagnols de l’entreprise Dodin sont logés au Fort de Keranroux. L’entreprise Dodin a la charge de l’organisation, et la police intérieure du cantonnement. La Marine surveille les relations avec l’extérieur, par un poste de Garde qui a pour mission d’interdire les communications entre le cantonnement et l’extérieur… » (1) Vice-Amiral TRAUB, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la 2e Région Maritime, 8 février 1940

Courrier du Vice-Amiral d’Escadre TRAUB, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la 2e Région Maritime, Commandant d’Armes, Gouverneur de la Place de Brest, 8 février 1940 (archives ville de Brest)

La liberté de circuler des ouvriers espagnols est strictement encadrée : « …Ces miliciens pourraient être autorisés à venir à Brest, une fois par mois, par roulement, sous la réserve expresse, qu’ils soient munis d’un titre de permission, avec rentrée au camp à 20 h au plus tard. À titre tout à fait exceptionnel, des permissions pourraient être accordées à ces miliciens en semaine, pour des cas urgents : maladie, renseignements administratifs… » (1) Note du Commissaire central de la Police de Brest, 26 février 1940

Note du Commissaire central de la Police de Brest, 26 février 1940 (archives ville de Brest)

La liberté de travail est réglementée, ils ont « obligation de demeurer chez l’employeur qui les a recrutés, celui-ci étant tenu de les conserver ou de les ramener au camp de concentration en cas d’incapacité professionnelle ou à la fin des travaux » (1) note Directeur de l’Office Départemental de la Main-d’œuvre/Préfet Maritime

Des mesures d’ordre et de discipline sont établies : « …1.Le régime des punitions de la Marine sera applicable, jusqu’à concurrence de 15 jours de prison, aux réfugiés espagnols… » (1) note du Vice-Amiral TRAUB, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la 2e région, 7 juin 1940

Note du Vice-Amiral d’Escadre TRAUB, Commandant en Chef, Préfet Maritime de la 2ème Région, 7 juin 1940 (archives ville de Brest)

Au total, il apparaît clairement que cette présence espagnole dérange et n’est supportable aux yeux des autorités qu’à travers la liberté « surveillée » de ces « indésirables ». Cette défiance s’amplifie avec le gouvernement collaborationniste de Vichy.. .Un an plus tard, au printemps 1941 ces mêmes travailleurs sont livrés à l’Organisation Todt, bras armé industriel du régime nazi, pour les grands chantiers du littoral atlantique, les bases de sous-marins et la multitude des ouvrages du « mur de l’Atlantique »…l’histoire se poursuit mais celle-ci en est une autre…

(1)Archives municipales de Brest, 4H: Notes et courriers échangés entre les autorités civiles et militaires au sujet de travailleurs espagnols (1940)

(2)Enmanuel CAMACHO – Ana TORREGROSA: « Mauthausen 90.009 », éd. Centro Andaluz del Libro, Sevilla, 2003 (récit sur l’Histoire d’Antonio MUÑOZ ZAMORA, combattant de la guerre d’Espagne, employé par la société Dodin à Brest en 1940. Durant l’Occupation il est de retour à Brest comme « travailleur forcé » pour le compte de l’Organisation Todt, puis Il entre dans la résistance espagnole de Brest. En 1944, suite à une dénonciation, son groupe est arrêté par la Gestapo et après divers séjours dans les prisons en France, il est finalement déporté, tout d’abord au camp de concentration nazi de Dachau puis il sera transféré dans celui de Mauthausen).