Espagne : la loi de Mémoire démocratique

Le 5 octobre 2022, le parlement espagnol a adopté (128 pour, 113 contre, 18 abstentions) une nouvelle loi concernant le passé franquiste du pays. Cette loi dite de Mémoire démocratique (https://www.boe.es/buscar/pdf/2022/BOE-A-2022-17099-consolidado.pdf) est un pas de plus vers la justice, la réparation et la dignité même si l’on doit regretter la non-abrogation de la loi dite d’Amnistie générale de 1977.

La revue d’actualités juridiques en ligne  « Noticias jurídicas » a récemment publié un résumé de cette loi (https://noticias.juridicas.com/legislacion-destacada/normativa/17520-ley-20-2022:-asi-es-la-nueva-ley-de-memoria-democratica/) Vous trouverez ci-dessous la traduction de ce résumé qu’en a fait Antoine Egea, membre de MERE-29 et fils d’une exilée républicaine espagnole.  Nous l’en remercions très vivement.   
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Loi 20/2022 : Loi de Mémoire démocratique

Le vendredi 21 octobre 2022 est entrée en vigueur la Loi 20/2022 du 19 octobre 2022, dite de Mémoire Démocratique, qui affirme comme finalité la récupération, la sauvegarde et la diffusion de la mémoire démocratique, entendue comme la connaissance de la revendication et de la défense des valeurs démocratiques et des droits et libertés fondamentales au cours de l’histoire contemporaine de l’Espagne, ainsi que la reconnaissance de ceux qui ont souffert de persécutions ou de violences, pour des raisons politiques, idéologiques, de pensée ou d’opinion, de conscience ou de croyance religieuse, d’orientation et d’identité sexuelle, pendant la période comprise entre le coup d’État du 18 juillet 1936, la Guerre d’Espagne et la dictature franquiste, jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution de 1978, en incluant sa réparation morale et la récupération de sa mémoire personnelle, familiale et collective.De plus, la loi condamne expressément le coup d’État du 18 juillet 1936 et la dictature franquiste qui a suivi, en déclarant illégal le régime issu du conflit militaire déclenché par ce coup militaire.

Les victimes
Est considérée comme victime toute personne, quelle que soit sa nationalité, qui a subi, individuellement ou collectivement, un dommage physique, moral ou psychologique, des dommages patrimoniaux, ou un préjudice substantiel de ses droits fondamentaux, comme conséquence d’actions ou d’omissions qui constituent des violations des normes internationales des droits humains et du droit international humanitaire pendant la période qui couvre le coup d’État du 18 juillet 1936, la Guerre qui s’en est suivie et la Dictature, en incluant tout ce qui s’est passé jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution espagnole de 1978. Ceci sans tenir compte du fait qu’il existe ou non une connaissance des auteurs des violations de ses droits.

La loi contient dans son article 3 une liste de ceux qui peuvent se prévaloir de la dite condition de victimes, en soulignant l’inclusion des enfants soustraits et adoptés sans le légitime et libre consentement de leurs progéniteurs (NdT : «bébés volés») comme conséquence de la Guerre et de la Dictature, ainsi que leurs progéniteurs et leurs frères et sœurs. La loi reconnaît et déclare expressément le caractère illégal et radicalement nul de toutes les condamnations et sanctions prononcées pour des raisons politiques, idéologiques, de conscience ou croyance religieuse pendant la Guerre, ainsi que celles subies pour les mêmes causes pendant la Dictature, indépendamment de la classification juridique utilisée pour établir les dites condamnations et sanctions.

De la même façon, la loi déclare l’illégalité et la non légitimité des tribunaux, jurys et autres organes pénaux et administratifs quels qu’ils soient, qui, à partir du Coup d’État de 1936 se seraient constitués pour imposer, pour des motifs politiques, idéologiques, de conscience ou de croyance religieuse, des condamnations ou des sanctions de caractère personnel, ainsi que la non légitimité et la nullité de leurs décisions.
Par ailleurs, la nouvelle loi reconnaît le droit d’obtenir une déclaration de reconnaissance et de réparation personnelle, compatible avec les autres droits et mesures réparatrices reconnues dans le reste des autres normes de l’ordre juridique, ainsi que d’exercer les actions qui pourraient avoir lieu devant les tribunaux de justice. Chaque année, le 31 octobre est déclaré jour du souvenir et d’hommage à toutes les victimes du coup d’État militaire de la Guerre et de la Dictature, et le 8 mai, jour de souvenir et d’hommage à toutes les femmes et les hommes qui ont subi l’exil comme conséquence de la Guerre et de la Dictature.

De plus, le texte envisage la constitution d’un Registre des victimes avec les données collectées à partir de sources du patrimoine documentaire, et toute autre source, nationale et internationale contenant une information pertinente ainsi que l’élaboration d’un recensement étatique des Victimes de la Guerre et de la Dictature, qui comprendra toutes les victimes, afin de répondre à la fragmentation et la dispersion de l’information disponible sur cette période.

Politiques de mémoire démocratique
La loi invite l’Administration Générale de l’État à adopter des mesures et actions nécessaires pour la connaissance et la commémoration des faits représentatifs de la mémoire démocratique et la reconnaissance des personnes qui ont lutté pour la liberté et la démocratie, et particulièrement de toutes les victimes, avec une référence spéciale à la reconnaissance de la mémoire démocratique des femmes. Ces actions de l’Administration Générale de l’État s’articuleront au moyen d’un Plan de Mémoire Démocratique qui aura un caractère quadriennal et sera approuvé par le Gouvernement. De plus, il est créé le Conseil Territorial de Mémoire Démocratique en tant qu’organe de coopération pour l’articulation de la politique de mémoire démocratique.

Droit des victimes à la vérité
Le droit des victimes à la vérité est le droit qui vise à la vérification des faits et la divulgation publique et complète des motifs et circonstances dans lesquelles ont été commises les violations du Droit International Humanitaire ou de violations graves et manifestes des normes internationales, survenues à l’occasion de la Guerre et de la Dictature et, en cas de décès ou de disparition, autour du sort subi par la victime, et à la découverte du lieu où il se trouvait. Dans ce contexte, il faut favoriser la connaissance scientifique, indispensable pour le développement de la mémoire démocratique.
Dans ce domaine, la loi concerne la localisation et l’identification des personnes disparues, l’Administration Générale de l’État devant confectionner une carte intégrée de localisation des personnes disparues comprenant tout le territoire espagnol. Dans ce sens, sont inclues des mesures déjà prévues par la loi 53/2007 du 26 décembre 2007, comme la carte des fosses, le protocole des exhumations et le régime des autorisations et est réglementée la découverte de restes humains et le régime applicable au résultat de ces interventions. Ainsi est créée la Banque de données d’État de l’ADN des victimes de la Guerre et de la Dictature qui aura pour rôle la réception et le stockage des profils ADN des victimes de la Guerre et de la Dictature et de leurs familles, ainsi que des personnes affectées par l’enlèvement de nouveaux nés, afin de pouvoir comparer les dits profils ADN pour l’identification génétique des victimes.

D’autre part, le texte se base sur les archives, documents d’archives et autres ressources d’information pour la récupération de la mémoire démocratique, en réglementant l’accès aux fonds et archives publics et privés, ainsi que l’acquisition, protection et diffusion des documents d’archives et d’autres documents contenant des informations relatives au coup d’État, à la Guerre et à la Dictature, et il créé un recensement des fonds documentaires pour la Mémoire Démocratique. L’accès en sera libre, gratuit et universel, à l’exception des dispositions prévues au paragraphe c) de l’article 57,1 de la loi 16/85 du 25 juin, relative au Patrimoine Historique Espagnol. Dans ce domaine, une mention spéciale est faite au Centre de Documentation de la Mémoire Historique de Salamanque comme Lieu de Mémoire Démocratique, lequel a pour rôle de préserver, assurer le maintien, traiter techniquement, selon les normes et standards professionnels internationaux correspondants, afin de rendre accessible et diffuser de manière adéquate les fonds documentaires et bibliographiques et le reste des biens mobiliers qu’il possède, produits et accumulés entre 1937 et 1977, inclus dans les Archives Générales de la Guerre Civile, ainsi que ceux qui ont été incorporés à des dates postérieures et intégrés également aux archives, et de réunir, récupérer, intégrer, traiter et diffuser les fonds documentaires et bibliographiques originaux ou des copies authentiques de ceux-ci, les témoignages oraux et les autres biens que l’Administration Générale de l’État pourrait obtenir.

Droit à la justice et à la réparation
Le droit à la justice doit être garanti à travers des investigations publiques qui éclaircissent les circonstances des violations des droits humains qui se sont produites pendant la Guerre et la Dictature. A cet effet, la loi créé un Procureur pour mettre en œuvre les investigations sur les faits qui constituent des violations des droits humains et du Droit International Humanitaire, et lui attribue de plus, un rôle d’initiative des procédures de recherche des victimes des faits qui font l’objet de l’enquête, en coordination avec les organes des différentes administrations ayant compétence dans ce domaine, afin de réussir leur nécessaire identification et localisation.
Ce dernier point implique la modification correspondante de la Loi 50/1981, du 30 décembre 1981, relative au Statut Organique du Ministère Public. Et, par la modification de la Loi 15/2015, du 2 juillet 2015, relative à la Juridiction Volontaire, la loi réintroduit la notion de ce qui était alors appelé dossier d’information pour la mémoire perpétuelle, comme une voie qui permette l’obtention d’une déclaration sur les faits survenus et rend possible l’identification et l’exhumation de victimes de la Guerre et de la Dictature, et par ce moyen, la restitution d’une digne sépulture des victimes. De plus, l’État garantira, d’une part, le droit à une investigation des violations des droits humains et du Droit International Humanitaire pendant la période à la quelle se réfère la loi, et d’autre part, l’aide judiciaire dans les procédures destinées à obtenir une déclaration judiciaire sur la réalité et circonstances de faits passés déterminés en relation avec les victimes.

Par ailleurs, la loi établit le droit des victimes de la Guerre et de la Dictature à la reconnaissance et la réparation intégrale de la part de l’État.Dans ce sens, la loi prévoit des actions spécifiques relatives aux biens spoliés pendant les dites périodes, par la réalisation d’une vérification de la réalité de ces biens (audit) et la mise en œuvre des voies possibles de reconnaissance des personnes affectées, ainsi que les sanctions économiques produites pour des raisons politiques, idéologiques, de conscience ou croyance religieuse. De la même façon, la loi recueille la reconnaissance et la réparation des victimes qui ont effectué des travaux forcés pendant la Guerre et la Dictature, définis, en accord avec la Convention de l’Organisation Internationale du Travail du 28 juin 1930, comme tout travail ou service exigé à un individu sous la menace d’une quelconque peine et pour lequel cet individu ne s’offre pas volontairement.
Enfin, la loi concède la nationalité espagnole par naturalisation aux volontaires membres des Brigades Internationales, sans que l’on puisse exiger comme condition le renoncement à leur nationalité antérieure.

Devoir de mémoire démocratique
Dans ce domaine la loi considère les symboles et éléments contraires à la mémoire démocratique, en introduisant des mesures qui empêchent l’exaltation du soulèvement militaire et du régime dictatorial. A cet effet, l’Administration Générale de l’État établira en collaboration avec les autres administrations publiques un catalogue des dits symboles et éléments et contiendra la liste des éléments qui doivent être retirés ou éliminés.
De la même façon, sont considérés comme des actes publics contraires à la mémoire démocratique ceux qui effectués en public, entraînent le discrédit, le mépris ou l’humiliation des victimes ou de leur famille, et impliquent l’exaltation personnelle ou collective du soulèvement militaire, de la Guerre ou de la Dictature, de ses dirigeants, et de ceux qui ont participé au système répressif ou des organisations qui ont soutenu le régime dictatorial. Les administrations publiques ne subventionneront pas les personnes physiques ou morales, publiques ou privées, sanctionnées par décision administrative définitive pour avoir porté atteinte, encouragé ou toléré des pratiques contraires à la mémoire démocratique , ni la réalisation d’une activité ou l’accomplissement d’une finalité qui porte atteinte, encourage ou tolère des pratiques qualifiées d’infractions.
Le texte contient aussi une liste de suppression expresse de titres nobiliaires et de « grands » d’Espagne concédés entre 1948 et 1978, en encourageant les administrations publiques à réviser d’office ou à retirer la concession de reconnaissance d’honneurs et distinctions qui comportent l’exaltation ou l’apologie du soulèvement militaire, de la Guerre ou de la Dictature ou qui auraient été concédées en raison de l’appartenance à l’appareil de répression de la dictature franquiste, tout comme les décorations et récompenses. Ainsi, dans une disposition additionnelle, est ajouté la révision et la révocation des récompenses prévues dans la Loi 5/1964 du 29 avril 1964, sur les décorations policières et la Loi 19/1976 du 29 mai 1976, sur la création de l’Ordre du Mérite de la Garde Civile.

Après avoir prévu une série de mesures de développement de la connaissance, reconnaissance et divulgation de la mémoire démocratique, la loi prend en considération les lieux de mémoire démocratique, entendant par cela l’espace, immeuble, site ou patrimoine culturel immatériel ou intangible où se sont déroulés des faits d’une importance significative en raison de leur signification historique, symbolique ou pour leur conséquence dans la mémoire collective. Ils auront un rôle commémoratif et didactique et il sera créé l’Inventaire de Lieux de Mémoire Démocratique, comme instrument de publicité et de connaissance de ceux-ci, qui se concrétiseront dans une carte intégrée, ayant un but informatif, commémoratif et didactique. La loi prévoit la procédure de déclaration de Lieu de Mémoire Démocratique, son régime de protection et son rôle commémoratif, d’hommage, didactique et de réparation. S’agissant du « Valle de los Caídos » (NdT: La vallée de ceux qui sont tombés), en plus de modifier sa dénomination comme « Vallée de Cuelgamuros » (NdT: nom du lieu géographique du site), sa redéfinition comme lieu de mémoire démocratique prendra un caractère pédagogique, en reconnaissant le droit des familles à récupérer les restes de leurs ascendants. Seuls pourront demeurer les restes mortels de personnes décédées en raison de la guerre. Enfin, la « Fondation de la Santa Cruz del Valle de los Caídos » (NdT : organisation religieuse catholique qui gère le site) est déclarée dissoute. Pour finir, il est prévu que la dénomination traditionnelle du dit « Panthéon des Hommes Illustres » devienne « Panthéon d’Espagne ».

Mouvement mémorialiste
La loi crée un Registre d’État des Entités Mémorialistes, qui sont les associations, fondations et autres entités et organisations de caractère social qui ont comme objet la préservation et la diffusion de la mémoire démocratique. Elle crée aussi un Conseil de la Mémoire Démocratique comme organe consultatif et de participation des dites entités mémorialistes.
Enfin, la loi envisage la création d’un Centre de la Mémoire Démocratique dont la finalité sera la sauvegarde de la dignité des victimes des graves violations des droits humains survenues dans l’histoire passée de l’Espagne et la promotion de la mémoire démocratique des droits humains et des valeurs démocratiques.

Régime de sanctions
Pour terminer, le texte établit un régime de sanctions prévoyant les infractions, classées en « légères », « graves » et« très graves », et les sanctions qui peuvent être pécuniaires ou non pécuniaires. Il est prévu que n’importe quelle personne puisse dénoncer les faits susceptibles d’être constitutifs des dites infractions, les autorités qui ont eu connaissance d’agissements qui pourraient constituer une infraction ayant l’obligation de les communiquer aux organismes compétents afin d’engager la procédure de sanction.Pour l’ouverture et la mise en œuvre des dossiers de sanctions des infractions, le Secrétariat d’État est compétent en matière de mémoire démocratique pour les infractions très graves et la Direction Générale est compétente en matière de mémoire démocratique pour les infractions graves et légères.