Espagne et la mémoire historique : les lacunes des jeunes Espagnols sur la mémoire démocratique

Couverture Vocable 2023L’actualité des derniers mois en Espagne remonte le fil du temps avec l’adoption le 5 octobre 2022 de la nouvelle Loi de « mémoire démocratique ». Près de 50 ans après la mort de Franco, il s’agit d’avancer vers une réparation mémorielle, affirme Tatiana Dilhat, rédactrice en chef de la revue Vocable (en espagnol) dans l’Édito du mois de décembre 2022 qui consacre plusieurs articles à l’Espagne et la « mémoire démocratique ». Entrée en vigueur fin octobre, cette loi du gouvernement de Pedro Sánchez et de ses alliés, notamment le parti Unidas Podemos, repose sur la reconnaissance officielle des victimes de la dictature et ouvre notamment la voie à la modification des programmes scolaires.

Si cette nouvelle loi de « mémoire démocratique » adoptée avec 128 voix pour, 113 voix contre et 18 abstentions, agite le débat politique outre Pyrénées, qu’en pensent les nouvelles générations ? Et surtout quelles sont leurs connaissances concernant la Guerre Civile et les 40 années de franquisme ? Une étude qualitative a été réalisée sur tout le territoire espagnol auprès de jeunes de 16 à 30 ans issus de milieux divers. Les résultats sont à découvrir dans cet article de Natalia Junquera dans El País : « Las lagunas de los jóvenes sobre memoria democrática » ou « Les lacunes des jeunes Espagnols sur la mémoire démocratique ».

Voici la traduction de cet article plein de surprises…

Un chercheur demande au groupe, une fille et deux garçons, élèves de première et deuxième année du second cycle de l’enseignement secondaire  (16-17 ans) dans les établissements publics de Madrid, comment ils savent ce qu’ils savent de la Guerre Civile espagnole. Ils répondent « par l’école ». L’un prévient cependant qu’on n’a pas eu le temps de lui expliquer, mais qu’ils ont été voir « un tableau des exécutions de Franco au Prado » (il confond probablement avec l’œuvre de Goya sur le « Tres de mayo » de 1808). Le chercheur interroge sur les causes de la guerre et un des jeunes répond : « Une personne pensait que la société n’était pas juste, qu’il fallait en finir avec les gens qui n’étaient pas parfaits, qui ne suivaient pas sa pensée sur la race aryenne… »

Ce groupe est d’accord sur le récit suivant : la Guerre Civile a éclaté parce que « le peuple s’est rebellé contre la dictature franquiste », de type fasciste. Ils situent le conflit « entre les années cinquante et soixante ». Les exilés, disent-ils,  étaient « les partisans de Franco qui ont du être chassés du pays ». Autrement dit, tout le contraire.

À Valence, un autre chercheur s’entretient avec deux filles et un garçon âgés de 16-17 ans, lycéens dans une école privée.

« Où en serait l’Espagne s’il n’y avait pas eu de Guerre Civile ? Qu’est-ce que tu crois qu’il se serait passé ? »

« Ce serait pire encore, je pense, car pour autant que je sache, Franco a fait le coup d’État parce que l’on commençait à tuer des gens et qu’il y avait beaucoup de mécontentement parmi la population. Je pense qu’aujourd’hui, nous serions en faillite », dit le garçon.

Ce sont des extraits du travail de terrain pour préparer un rapport sur les « barrières des jeunes espagnols pour accéder à la connaissance de la mémoire démocratique », réalisé par l’institut de recherche sociale et de marchés CIMOP pour l’Association des descendants de l’exil espagnol (Adee).

Il s’agit d’une étude qualitative à laquelle ont participé des jeunes âgés de 16 à 30 ans de Madrid, Séville et Valence, entre mai et juin de cette année [2022], autant en interviews approfondis qu’en conversations de groupe ; ils appartiennent aux classes moyennes, inférieures et supérieures ; des écoles privées et publiques, des étudiants du secondaire, de l’université et de Formation Professionnelle ou travaillant déjà dans des secteurs divers.

Telles sont les principales conclusions de l’étude :

Madrid, « celle qui a perdu le plus sa mémoire ». Les chercheurs ont mis en évidence que ce qu’influence le plus, le degré d’intérêt, de connaissance et de sensibilité des jeunes envers la mémoire historique, désormais appelée « démocratique », est l’expérience familiale – si leurs grands-parents ou leurs arrière grands-parents leur en ont parlé – et la géographie, Madrid étant « celle qui a perdu le plus la mémoire » de l’étude, où ils rencontrent le moins de référence de la mémoire publique. Ils soulignent que « la mémoire graphique de la Guerre Civile est pauvre comparée à celle de la Seconde Guerre mondiale » : « Les interviewés savent décrire un camp de concentration nazi, mais ils n’ont pas ” une image mentale ” de l’endroit où la répression franquiste a eu lieu. ” »

Le sociologue Rafael Rodríguez, directeur de Recherche au CIMOP, conclut : le travail de terrain met en évidence que « le franquisme n’est pas suffisamment présent dans les programmes scolaires », voilà pourquoi les jeunes montrent des lacunes sur l’histoire espagnole la plus récente et en particulier au sujet de la répression.

La relativisation du Coup d’État. Cette méconnaissance dominante de la Seconde République conduit les jeunes interviewés à ne l’identifier qu’à la gauche, comme si la droite politique avait été exclue, et à « une période agitée et dangereuse », qui à son tour conduit à une certaine « relativisation » du Coup d’État de 1936, souvent envisagé comme « une confrontation entre camps » : « les anarchistes et les communistes » contre les franquistes – sauf dans le cas d’un des groupes madrilènes qui croit que la Guerre Civile est née de la rébellion du peuple contre la dictature de Franco.

Ce concept de républicain en tant que représentant politique de la gauche radicale réduit à son tour l’image des victimes républicaines, qui n’étaient pas seulement des politiques ou des leaders syndicaux éminents, mais aussi des paysans, des journaliers, des maîtres d’école qui furent fusillés ou emprisonnés dans le cadre du plan d’extermination de Franco que Paul Preston appelle « l’holocauste espagnol ».

Discours politisés. Du « soulèvement » au « révisionnisme historique ». Certaines personnes interrogées, principalement à Madrid et Séville, qualifient le Coup d’État de « soulèvement » et la politique de mémoire de « révisionnisme historique ». Le directeur de l’étude explique que chez certains jeunes, « le discours de Vox a pénétré parfois consciemment et parfois pas ». La plupart des personnes interrogées ont montré de la méfiance et de la lassitude envers la classe politique mais pour certains d’entre eux, ajoute Rodríguez, la formation d’extrême-droite n’est pas perçue comme un parti comme un autre mais comme un élément anti-système qui, en tant que tel, peut être plus attrayant.

Certaines personnes interrogées se réfèrent aux lois de mémoire comme « un moyen de renverser une situation d’injustice » et d’autres comme une tentative de « réécrire le passé ». La majorité se montre d’accord pour soutenir l’ouverture des fosses communes pour donner une sépulture digne aux disparus, y compris les républicains enterrés sans le consentement de leur famille dans el Valle de los Caídos (la Vallée de ceux qui sont tombés) qui s’appellera, désormais et officiellement, el Valle de Cuelgamuros (la Vallée de Cuelgamuros), mais en même temps, l’idée de « ne pas rouvrir les blessures du passé » a été répétée comme un certain mantra, affirme l’étude.

Le vide historique de la dictature. Ce vide « est très évident » selon l’étude, « il y a une ignorance de la dictature pour une partie des jeunes, même dans l’approche de l’Histoire scolaire, probablement dans une tentative de renforcer le saut vers la Transition ultérieure (dont ils parlent plus et spontanément). » C’est, explique Rodríguez, « comme si, au lieu  de 40 ans, cela avait duré deux jours. »

Confusion entre exil et émigration économique. L’exil est « l’autre trou noir » dans l’imagination des jeunes, selon l’étude. La plupart des personnes interrogées le réduit aux intellectuels et aux personnes riches qui s’étaient publiquement compromises. « Pour quitter le pays, il faut avoir des ressources, on ne peut pas y aller à pied », va jusqu’à dire l’un des jeunes, ignorant que la fuite vers la France, par exemple  a été dans de nombreux cas ceci : de longs serpents humains traversant les Pyrénées à pied. Au cours de l’une des conversations, interrogée sur la façon dont 9 000 Espagnols se sont retrouvés dans des camps de concentration nazis, l’une des personnes affirme : « Comme ici, on les a tous emprisonnés et comme il n’y avait plus de place, Franco les a envoyés là-bas ».

Parallèles avec le présent. Toutes les personnes interrogées définissent Vox comme une formation radicale et certaines d’entre elles donnent ce même adjectif « à la majorité des partis situés à gauche du PSOE, spécialement Unidos Podemos ». L’image qui domine est que le système politique actuel est plus radical que celui qui a dérivé de la Transition, « caractérisé comme plus modéré et plus bipartisan (des premières élections démocratiques est venu un Parlement avec 12 sigles différents) ».

Causes et solutions. L’incorporation de l’étude de la répression franquiste dans les collèges et les instituts est une des principales nouveautés de la Loi de « mémoire démocratique ». Un accord entre le Secrétaire d’État à la mémoire et à l’Éducation a permis d’introduire ces contenus dans les décrets d’éducation de base de l’ESO (École Secondaire Obligatoire), le premier cycle de l’enseignement secondaire, de la FP, la formation professionnelle  et du Bachillerato, le second cycle de l’enseignement secondaire, que les responsables politiques du PP et de Vox ont qualifié d’« endoctrinement ». Dans son rapport de 2014 sur l’Espagne, le rapporteur des Nations Unies, Pablo de Greiff a consacré une section spécifique à l’éducation en déplorant que « certains manuels scolaires » continuaient à aborder la Guerre Civile « en termes génériques perpétuant l’idée de responsabilité symétrique ».

L’autre point sur lequel insiste l’étude est celui de la communication. Dans un contexte où les jeunes se méfient de la politique et des médias, il est proposé de rechercher des approches et des formats qui leur permettent d’aborder leur propre histoire. Pilar Nova, présidente de l’Association des Descendants de l’Exil, explique qu’ils travaillent sur quatre podcast avec des histoires d’exilés et qu’elle va ouvrir un compte sur le réseau social Tik Tok.

Marie Le Bihan
Le 27 janvier 2023

 

Quelques photos illustrant l’ouverture des fosses qui semble faire consensus chez les jeunes de l’étude : ici notre ami Martín Arnal Mur (12 novembre 1921-21 octobre 2021) devant l’ouverture de la fosse contenant son frère Román Arnal Mur, assassiné avec 26 personnes du village d’Angües (Huesca) entre le 3 et le 17 janvier 1937 devant le mur du cimetière de Huesca/notre amie Josefina Arnal Mur le 6/02/2022 à Huesca pendant la cérémonie d’hommage à son frère Román.

 

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