Une bande dessinée peut-elle changer le regard sur l’histoire du franquisme? À propos de « El abismo del olvido » de Paco Roca et Rodrigo Terrasa
C’est le titre de l’article de Ludovic Lamant, publié par Mediapart le 2 février 2025.
C’est le fruit d’un entretien croisé entre Paco Roca, invité au Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême et l’historien du franquisme Nicolás Sesma de l’Université Grenoble-Alpes alors que l’Espagne célèbre cette année les 50 ans de la mort de Franco, survenue le 20 novembre 1975, dans un cycle d’événements baptisé « Espagne en liberté ». Il s’est déroulé le 29 janvier, en espagnol, dans les locaux de Mediapart à Paris.


La bande dessinée « L’ abîme de l’oubli » de Paco Roca et Rodrigo Terrasa vient d’être publiée en français par les éditions Delcourt. C’est l’un des succès de librairie de l’an dernier en Espagne.
Nicolás Sesma a publié en 2024 « Ni una, ni grande, ni libre: la dictadura franquista», une histoire monumentale du franquisme qui remporte également un succès en librairie (le texte de 760 pages en est à sa cinquième édition à Barcelone). L’universitaire fait aussi partie de la commission d’experts-es chargée par le gouvernement espagnol de superviser les commémorations de 2025.
Les deux hommes ne se connaissaient pas mais avaient manifestement beaucoup à se dire…
Un entretien très riche qui aborde les problématiques actuelles de la mémoire historique en Espagne.
Quand il a commencé à enseigner, Nicolás Sesma avait découvert « La Nueve: les républicains espagnols qui ont libéré Paris » de Paco Roca, publié chez Delcourt en 2014. « C’était le matériel idéal pour accrocher les jeunes à l’histoire. En plus de cela, cette bande dessinée proposait un regard différent sur l’exil des républicains. Souvent, les républicains apparaissent comme des victimes. Ici, ce n’est pas le cas: ce sont des héros. Paco a redonné un visage et même une âme à l’exil républicain. Il a montré la résistance et le combat. Même s’il s’agissait d’une défaite vue de l’Espagne, ce fut une victoire à l’échelle de l’Europe. Encore maintenant, beaucoup d’étudiants adorent cette bande dessinée. »
Pour « El abismo del olvido « , Paco Roca avait été sollicité en 2017 par le journaliste de El Mundo Rodrigo Terrasa mais il a fallu attendre quatre ans avant de se décider, il hésitait à se lancer parce que le sujet des fosses communes en Espagne est très politisé. Il ne laisse personne indifférent. Totalement en faveur des exhumations ou très contre. Il avait peur de recevoir des coups des deux côtés, de se retrouver face à des gens qui vont critiquer en mal le livre sans même prendre la peine de le lire.
Il a changé d’avis quand il a rencontré Pepica Celda. « Pepica a expliqué que sa mère voulait reposer aux côtés de son père. Qu’elle ne souhaitait pas qu’il soit enseveli sans sépulture, comme un animal. Et comme sa mère n’y est pas parvenue avant de mourir, sa fille a pris le relai, pour réaliser sa volonté. On ne parle pas de politique ici, mais de droits humains, de la manière dont les gens désirent être enterrés. »
Pepica Celda s’est lancée dans un parcours du combattant: elle a du créer une association, afin de toucher des subventions publiques, pour solliciter des archéologues et lancer des fouilles.
En principe, la loi sur la mémoire démocratique (adoptée en octobre 2022 sous le mandat du socialiste Pedro Sánchez) a démarré un processus qui doit, au bout du compte, faire de tout cela une tâche de l’État, l’identification des victimes, l’ouverture des fosses. Mais le consensus n’est pas suffisant pour que tout cela fonctionne correctement car il y a un fossé entre le débat politique à Madrid sur la mémoire franquiste, ne pas rouvrir les blessures du passé (« Laissons les morts en paix »!) et la réalité du terrain, plus apaisée lors des exhumations. En effet, qui cela peut-il déranger à Paterna, que Pepica récupère les restes de son père ? personne. C’est une liberté, qui n’empiète sur les libertés de personne d’autre. Il n’y a pas eu de manifestations dans la rue et la famille a pu refermer un peu de ses blessures.
Ce qui semble très juste à Nicolás Serma dans la bande dessinée, c’est qu’elle évoque aussi la répression républicaine. Durant la guerre civile, (1936-1939), Valence et sa région étaient sous contrôle républicain. Et le livre ne fait pas l’impasse sur l’aspect arbitraire de cette répression du côté des révolutionnaires. Cela permet aussi de désactiver toute accusation de sectarisme.

Le succès du livre a surpris Paco Roca, la peur de n’intéresser personne…encore un livre sur la guerre civile . C’est le titre grinçant du livre d’Isaac Rosa « Encore un fichu roman sur la guerre civile! »… mais la bande dessinée est devenue un best-seller et le premier tirage de 40 000 exemplaires a rapidement été écoulé.
Nicolás Serma se risque à faire un pronostic: « de la même manière que Paco Roca a modifié la mémoire de la lutte républicaine durant la Seconde Guerre mondiale avec sa bande dessinée sur la Nueve, l’attitude de l’opinion espagnole vis-à-vis des exhumations va changer avec ce récit. C’est un souhait que je formule. Un travail de tant d’années, si ramassé, si bien raconté, avec de l’émotion et de la rigueur… »
Paco Roca s’inquiète de la tendance actuelle à la réécriture du passé, fortement portée par le P.P. et Vox et leurs dirigeants: « Certains essaient de réécrire le passé. C’est le grand danger de notre époque. Si ma bande dessinée pouvait être utile de ce point de vue… »
Espérons-le que cette bande dessinée puisse changer le regard sur l’histoire du franquisme!
Marie Le Bihan
MERE-29
Liens:
Paco Roca (scénario et dessin) et Rodrigo Terrasa (scénario), « L’abîme de l’oubli », Delcourt/Mirages, traduit par Éloïse de La Maison, 2025, 296 pages.
Nicolás Sesma, « Ni una, ni grande, ni libre: la dictadura franquista », Editorial Crítica ( Barcelone, non traduit), 760 pages, 2024
Parmi les auteurs et illustrateurs majeurs espagnols présents au Festival international d’Angoulême du 30 janvier au 2 février 2025, 3 auteurs sont célèbres pour leurs romans graphiques centrés sur la mémoire historique : https://www.actuabd.com/Le-Festival-d-Angouleme-2025-a-l-heure-espagnole
- Alfonso Zapico (1981) avec la célèbre quadrilogie « La balada del Norte » (« Le chant des Asturies ») qui aborde la Révolution des Asturies (1934)
- Antonio Altarriba (1952) et son dyptique « L’ épopée espagnole » sur la vie de ses parents: « El arte de volar » (L’art de voler) et « El ala rota » (L’aile brisée)
- Paco Roca (1969) avec « Los surcos del azar » (« La Nueve: Les Républicains espagnols qui ont libéré Paris ») qui rend hommage à ces Républicains espagnols qui ont libéré la France; « Regreso al Eden » (« Retour à l’Éden ») qui rend hommage à sa mère à travers l’histoire familiale durant la période du post-franquisme et bien-sûr « El abismo del olvido » (« L’abîme de l’oubli »)

Nous avons tous connu la bande dessinée « Pif le chien » dans notre jeunesse! Souvent nous ignorons que son auteur était espagnol: José Cabrero Arnal, né à Castilsabás, à 10 km de Huesca (Aragon), engagé dans l’armée républicaine (Compagnie d’Aragon), interné dans les camps de concentration français après la Retirada (Argelès-sur-mer, Saint-Cyprien, Le Barcarès, Agde) puis le camp nazi de Mauthausen, réfugié en France pendant la période franquiste.