Sortie simultanée !

Entre série noire et fresque historique, le tome 1 « Les enfants des autres » de la bande dessinée Contrapaso de Teresa Valero est sorti simultanément en Espagne chez Norma Editorial et en France aux éditions Dupuis en 2021

CONTRAPASO :

En Français : Contrepoint, nom masculin.

En musique : technique où deux lignes mélodiques différentes sont interprétées en même temps, chacune soutenue par une partie des voix.

« Tu es devenu fou? Je ne peux pas publier ça sans qu’on interdise le journal. Tu le sais bien.

Oui, je le sais.

Alors pourquoi l’as-tu écrit, nom de dieu?

Parce que c’est la vérité. »

Madrid, hiver 1956. La dictature fasciste contrôle tous les médias et entretient le mirage d’une nation idyllique. Deux journalistes, le vétéran  phalangiste désabusé Emilio Sanz , responsable des faits divers au sein du journal La Capitale et le jeune et intrépide Léon Lenoir (fils de communiste français tué pendant la guerre civile et d’une madrilène, élevé par son oncle général de Franco, parti à 18 ans étudier en France) vont unir leurs forces et leurs différences pour révéler les crimes les plus sordides que masque le régime. Confronté à une vague de meurtres inexpliqués, le duo va s’efforcer de percer le secret de toutes ces morts, qui se cache dans un passé cruel. Leur enquête minutieuse et passionnante nous entraîne dans une plongée vertigineuse au cœur d’une époque et d’une société aussi sombres et violentes que chargées d’espoir : Contrapaso est un thriller journalistique palpitant qui se lit comme un grand roman noir en nous éclairant sur l’Histoire…

« Des vainqueurs, des vaincus et des femmes qui voulaient être poètes » Teresa Valero nous donne des clés à la fin de la bande dessinée: « Mon voyage avec Contrapaso a commencé il y a 4 ans, lorsque j’écoutais un entretien avec Juan Rada, le directeur d’un mythique hebdomadaire de faits divers, El Caso, qui a effectué, de 1952 à 1997, le compte rendu morbide des crimes commis en Espagne. Elle a été fascinée par son récit de la lutte menée par ses rédacteurs contre la censure des années les plus dures du franquisme pour informer sur des faits qui, à en croire le Régime, “ne se produisaient pas en Espagne ».

Elle a alors pensé que ce serait une idée formidable de réaliser une bande dessinée qui montrerait la société espagnole à travers les crimes et avec les yeux de journalistes dont l’engagement était d’écrire la vérité à une époque marquée par la Loi de 1938, qui définissait la presse comme un « service public » soumis à « l’organisation, la vigilance et le contrôle de l’État » et le journaliste comme un « apôtre de la pensée et de la foi de la Nation ».

Au cours de ses recherches pour s’informer sur les détails de la situation dans l’après-guerre et les premières années de la dictature, elle a déniché les publications clandestines et, encore plus édifiant, les journaux clandestins manuscrits rédigés par les détenus et les détenues dans les prisons franquistes. L’information comme résistance.

Elle a décidé de situer l’histoire dans l’atmosphère du Madrid des années cinquante, décennie décrite comme résignée, bigote, grise : une décennie sans espoir au cours de laquelle les Espagnols ont voulu oublier les horreurs de la guerre et la famine qui s’ensuivit…

Contrapaso est une œuvre de fiction. Ce qui s’y raconte n’est pas réel, mais est basé sur des faits réels. Les personnages sont imaginaires mais renvoient à des personnages véritables qui jouèrent un rôle important dans l’Espagne d’alors. « Créer cette fiction m’a fourni l’occasion de connaître et de comprendre l’origine de nombreuses blessures mal cicatrisées qui restent encore à vif chez les Espagnols. Selon les mots du grand Fernando Fernán-Gómez à la fin de Las Bicicletas son para el verano (1984), en Espagne la paix n’est pas arrivée après la guerre, c’est la victoire qui est arrivée. Et la paix, elle, n’est pas encore arrivée, mais on l’espère toujours. »

Un des sujets qu’elle a voulu aborder est le recul très important des droits et des libertés des femmes et des homosexuels après la chute de la République. Leurs situations dans les prisons étaient très dures. Des femmes, sous la tutelle de leurs pères et de leurs maris, se trouvaient souvent enfermées dans des existences inconsistantes et oppressantes qui les poussaient à la dépression. Des psychiatres de renom, tel le docteur López Ibor, mirent leur savoir au “traitement” de la tristesse féminine ou de la reconversion des tendances sociales « antinaturelles ».

Le personnage du docteur Vallejo est inspiré du docteur Antonio Vallejo Nágera, chef des Services psychiatriques militaires de la dictature franquiste. En 1939, dans le but d’établir une relation directe entre marxisme et déficience mentale, Vallejo Nágera effectua des études psychologiques sur un groupe de membres des Brigades Internationales détenus dans le camp de concentration de San Pedro de Cardeña et sur un groupe de femmes incarcérées dans la prison de la province de Málaga. Le personnage Vallejo  est un personnage de fiction dans la bande dessinée, mais ce qu’il dit à ses étudiants dans le grand amphithéâtre de la faculté de Médecine, ne l’est pas. Le docteur Vallejo Nágera a écrit des choses telles que: « Si les militants marxistes se composent en priorité de psychopathes antisociaux, ainsi que nous le pensons, la mise à part de ces sujets dès l’enfance pourrait libérer la société d’une plaie aussi redoutable. »

On peut établir un lien entre ces mots et le phénomène dramatique des « enfants volés » ou procédés irréguliers d’adoption qui ont eu lieu en Espagne de 1938 jusque dans les années 1990. La Justice nationale a calculé que rien qu’entre 1938 et 1952, 20 000 enfants ont été arrachés à leur mère dans des prisons, des cliniques ou des hôpitaux. 300 000 jusqu’en 1990. Soit 15 % des adoptions dans tout le pays.

La scène de la construction de la chabola à Vallacas est un souvenir du quartier de Carabanchel Alto où Teresa Valero est née et a grandi, délimité par une prison, une garnison militaire et un entassement de chabolas. C’est aussi un hommage à une bande dessinée, La chabola et à son auteur Carlos Giménez, précurseur de la bande dessinée autobiographique avec le poignant Paracuellos qui conte le quotidien des enfants de l’après-guerre civile dans un centre d’accueil de l’institut phalangiste Auxilio Social, témoignage des brimades et sévices que subissent les enfants soumis à une éducation plus que stricte fondée sur la religion et l’instruction militaire.

L’épisode de la torture dans les sous-sols de la direction générale de la Sécurité, pendant les grèves étudiantes de 1956, évoquent de sinistres personnages de l’époque comme le redoutable  commissaire Cornesa ou Billy el Niño qui ont torturé de nombreuses personnes à cette époque. Emilio Sanz (le journaliste) rappelle là les mots du philosophe Jean Amery, torturé par la Gestapo : « Qui a été torturé continue à l’être. Qui a connu le supplice plus jamais ne pourra trouver sa place dans le monde, la malédiction de l’impuissance n’a jamais de fin. La foi en l’humanité, chancelante à la première gifle, détruite ensuite par la torture, ne revient jamais. »

Dans les vignettes d’humour citées tout au long de la bande dessinée, Teresa Valero rend aussi hommage aux très grands dessinateurs humoristes, Tono et Mihura, Bagaría, Xaudaró, Nuria Pompeia, Gila, Mingote, etc… défenseurs de la liberté d’expression dont l’arme était l’ironie. Pour les victimes de la censure dans les derniers instants de la République et sous la dictature franquiste, cette ironie a parfois entraîné la confiscation de leur œuvre ou la perte de leur emploi et d’autres, comme Carlos Gómez Carrera alias Bluff (auteur) et Vincent Miquel Carceller (éditeur de la revue), qui ont publié en 1938 des caricatures de Franco dans la revue Traca ont été fusillés…

Dans la préface datée du 21 novembre 2020, Pierre Christin, coauteur de la bande dessinée Les Phalanges de l’Ordre Noir avec Enki Bilal en 1979, salue le talent de Teresa Valero : « Le rendu de l’époque est magnifié par un dessin à la fois élégant et fouillé, avec des détails minuscules et savoureux comme les bars au sol jonché d’épluchures de crevettes et les lourds intérieurs bourgeois englués dans la dévotion et la dissimulation. Teresa pratique un style généreux où s’entremêlent d’innombrables portraits fouillés, des documents d’époque de la plus extrême fidélité, des scènes oniriques et de grandes horreurs. À l’arrivée, c’est une image urbaine puissante qui se dégage de la lecture. Une attention au quotidien comme une pratique habile des découvertes inattendues qui fait de ce livre aussi bien un irremplaçable témoignage sur l’époque qu’un suspense vénéneux. Une suite est prévue : voilà une excellente idée car tous les ingrédients nécessaires pour faire revivre le portrait oublié d’une ville et d’une période noire sont déjà brillamment réunis. »

Illustrant des thèmes connus et ouvrant des portes sur des sujets moins connus de l’après-guerre civile et de la dictature franquiste, Contrapaso souligne encore une fois le rôle important de la bande dessinée historique dans le travail de récupération de la Mémoire…

La sortie du tome 2 est prévue en 2022, on l’attend avec impatience !

Cette bande-dessinée a été exposée à la Librairie de bandes dessinées Excalibulle, 9 place de la Liberté à Brest, pendant le Colloque international Républicain•e•s espagnol•e•s exilé•e•s pendant la Seconde Guerre mondiale : travail forcé et résistances, Rotspanier, 80 ans après, du 17 au 19 mars 2022 à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Brest, organisé par l’Université de Bretagne Occidentale (HCTI) et MERE 29, en collaboration avec les Universités de Rovira i Virgili et de Cádiz.

Merci encore à Dominique Leroux qui a accueilli l’exposition des bandes dessinées en français et espagnol dans la vitrine républicaine de sa librairie  ainsi qu’à Monique Escobar pour le prêt de son drapeau !

Marie Le Bihan,  MERE 29

Liens:

Au sujet des enfants volés:

«Canción sin nombre», de la réalisatrice péruvienne Melina León, est salué par la critique à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes ( mai 2019)